Tout comme la recrue militaire qui vit son « baptême du feu » durant le premier combat, ceux qui ont fait une démarche de recherche avec mémoire ou thèse peuvent en témoigner : ça prend le feu sacré. Pour ma part, j’ai mis les bouchées doubles avec un sujet novateur dans une start-up en quête d’identité. Mon stage, qui s’est terminé tout récemment, ne manquait pas de piquant. J’ai fait l’expérience de quelques obstacles singuliers et propres au projet et d’autres, qui semblent usuels au domaine. Comme quoi il y a un travail d’évangélisation qui accompagne cette carrière. J’essaie d’éviter les tops 10 et les mythes, mais là, je n’ai pas pu résister puisque ces mythes résument bien mon parcours de stage.
Mythe #1 — L’ergonome soigne des bobos
Peut-être à cause des campagnes de sensibilisation de la santé et sécurité au travail, on pense en terme d’accident, d’intervention et de rééducation. Alors qu’en fait, en génie industriel, c’est plutôt un processus en amont où on adapte le travail à l’humain, que ce soit physique ou mental. Un processus en bonne et due forme comme prévu par la norme ISO 9241-210 (conception centrée sur l’utilisateur) n’est pas toujours en place ou encore, ne fait pas partie de la culture de l’entreprise. L’ergonome est alors appelé à intervenir en aval du projet, en tant qu’expert-conseil, tel un mercenaire, pour adresser une situation problématique. Alors que construire du bas vers le haut peut s’avérer plus économique et durable, assurant une pérennité du produit…
- Diagramme de l’ISO 9241-210
En aval, l’ergonome évalue, pose un diagnostique et fait des recommandations sur l’utilisabilité ou facilité d’utilisation du produit qui se traduit par l’efficience, l’efficacité et la satisfaction dans des tâches spécifiques. Il fera appel à une variété de moyens comme l’évaluation experte, l’analyse des traces d’utilisation et les tests d’utilisabilité.
En amont, lors de la définition de projet, l’ergonome ou le spécialiste UX explore la problématique en recueillant des données (études de marché, anthropométrie, etc.) et en analysant les besoins des utilisateurs (sondes, entrevues, etc.). Faire intervenir l’ergonome plus tôt que tard garantit la viabilité du produit alors que se fier à la bonne idée ou à une intuition sans la valider comporte un plus grand risque…
Pendant la conception, ce qui est encore mieux, l’ergonome s’assure que l’équipe conserve l’équilibre entre stratégie d’affaires et attentes des utilisateurs. Traduire les besoins recueillis en éléments actionnables, comme un cahier des charges, des personas ou des scénarios d’utilisation, est une partie souvent négligée. Dans l’urgence de commencer la conception, on peut rapidement s’éloigner des données initiales et perdre de vue le pourquoi du comment.
Mythe #2 — Le design est l’art inné du surdoué talentueux
Autre mythe, c’est cette idée fausse qui entoure le design d’une aura mystique.
Dans ce paradigme, le design est un art élitiste. Tout le monde aurait voulu être un artiste… Y compris les clients. À faire du beau insipide, pour arriver le plus vite possible à un résultat tangible et visuel, on finit par tourner en rond. Cette course effrénée dans l’atteinte du superficiel nous fait passer à côté d’une importante question : mais à quoi sert le produit?
En fait, le mot design signifie à l’origine « désigner » (designare en latin). Par désigner, on entend spécifier, définir, décider. Comme une liste de requis. L’ingénieur, l’architecte ou le designer est responsable et garant du plan de projet ou le blueprint. Il n’est donc pas étonnant de voir un ingénieur jouer aussi le rôle de gestionnaire de projet.
Bien que le design requière des aptitudes en créativité (qu’on peut développer) pour trouver des idées (qu’on découvre en travaillant), l’esthétisme n’est pas le but recherché. C’est la conséquence. La forme suit la fonction. Par contre, des études sur l’expérience utilisateur prouvent que les caractéristiques hédonistes (confort, apparence, valeur, etc.) d’un produit et l’émotion positive qui en découle sont un facteur déterminant dans l’adoption.

Diagramme interprété de Hassenzahl (2003)
L’interprétation de Kelly Goto est particulièrement intéressante où l’intersection des pôles émotive et logique par opposition à consciente et inconsciente est la recette secrète derrière les produits et services à forte valeur ajoutée.

Diagramme de Kelly Goto (2016)
Ce n’est pas tout de satisfaire un besoin, le produit doit aussi plaire, nous dit Don Norman. Parce que ça devient un argument différenciateur dans un marché compétitif, on peut facilement tomber dans le piège d’en faire une priorité devant l’utilité du produit. Ce qui m’amène à mon 3e mythe…
Mythe #3 — Les facteurs humains sont les « fun factors »
Le rôle du UX, c’est d’ajouter du « fun factor », du « delight » ou encore, le « human touch », question de se donner bonne conscience. Du reste, laissons les gens sérieux — gestionnaires et analystes — s’en occuper…
Allier conception de produit, processus mentaux et limites cognitives est un savoir-faire. Il est vrai qu’on s’occupe du bien-être des utilisateurs et qu’on travaille à livrer une expérience mémorable, mais ça ne veut pas dire qu’on est des rock stars (voir mythe #2). Le design n’est pas la dernière étape où on saupoudre un peu de Magic UX Powder sur le dessus pour que ça soit cool comme des animations ou des interactions. C’est la recette dans son ensemble (ingrédients, plan de travail, préparation, etc.) qui fait que le gâteau lève. Par ailleurs, la poudre à pâte, ça fonctionne mieux quand on la met DANS le mélange AVANT de cuire (voir mythe #1).
Mythe #4 — Le UX n’est pas agile
C’est le mythe le plus pernicieux puisque c’est l’excuse facile pour ne pas investir dans une démarche centrée sur l’humain. De prime abord, beaucoup de mythes entourent la méthode Agile. Comme de supprimer la gestion de projet ou la documentation. Le start coding and ask question later semble plus agile, mais devient très coûteux à la longue s’il faut recommencer sans arrêt, faute d’avoir bien défini les besoins.
Les 2 approches peuvent être très complémentaires puisque dans un cas comme dans l’autre, l’objectif est d’atteindre un seuil minimum de viabilité (MVP) et d’acceptabilité par les utilisateurs. De plus, les boucles itératives, où on alterne entre expansion et contraction, sont au cœur de la démarche centrée utilisateur et alignées avec le Agile. Il y a moyen d’amincir les méthodes UX pour s’adapter à un flux de travail plus en accéléré, comme le guerrilla testing et le paper prototype.
Mais ceci dit, ce n’est pas encore au point. Le sujet est ouvert au débat et on cherche des solutions.
Si ça vous intéresse plus à fond, je vous recommande fortement le livre de Jeff Gothelf, Lean UX : Designing Great Products with Agile Team.
Mythe #5 — Les tests d’utilisabilité sont des focus groups
Ça ne pourrait pas être plus loin de la réalité. Ces 2 méthodes ont des objectifs très différents. Les focus groups sont davantage utilisés en amont, pour obtenir les opinions et découvrir les motivations des utilisateurs entourant un sujet. Par ailleurs, cette méthode peut engendrer des données biaisées pour plusieurs raisons :
- Il y a souvent un leader qui rallie le groupe à ses opinions. Même avec un facilitateur expérimenté, ça pose un problème.
- Plusieurs études le prouvent : ce que les gens disent et ce que les gens font ne s’alignent pas toujours.
- Ça ne cadre pas très bien avec l’innovation…
It’s really hard to design products by focus groups. A lot of times, people don’t know what they want until you show it to them. — Steve Jobs
Il y a tout un tas de méthodes valides lors de la recherche en amont. Comme le workshop, la journalisation ou les sondes culturelles où on recueille les besoins des utilisateurs sans la formulation d’opinion à voix haute dans un groupe. D’abord et avant tout, il s’agit de définir clairement les objectifs de la recherche et de choisir la méthode qui est « juste assez », comme l’explique Erika Hall dans son livre Just Enough Research.
Les tests d’utilisabilité, quant à eux, servent à observer dans quelle mesure le produit fonctionne entre les mains des utilisateurs :
- Individuellement plutôt qu’en groupe.
- En observation plutôt qu’en discussion, ce qu’on appelle le shadowing. Observer le comportement nous permettra d’accéder à la boite noire.
- En mesurant le degré d’efficacité, d’efficience et de satisfaction dans des tâches précises.
Par ailleurs, quand on s’adresse à des équipes TI ou logiciel, mieux vaut employer le terme UAT (User Acceptance Testing). Autrement, le mot utilisabilité peut provoquer des yeux de merlan frit.
Enfin, ce mythe du focus group est tellement répandu et tenace que Steve Krug, auteur de Don’t make me think, en a fait une petite vidéo caricaturale.
Mythe #6 — Les utilisateurs sont comme moi
Les principes du design universel stipulent qu’un bon design est accessible par tous, même ceux qui ont un handicap. Si ça marche pour une personne handicapée, ça marche pour tout le monde. C’est aussi ce qu’on appelle le curb cut effect. Par contre, à moins de souffrir d’un handicap, ça ne fait pas de nous des experts absolus. Aussi ingénieux qu’on puisse l’être, on ne vise pas dans le mile à tout coup et ça prend un minimum de recherche auprès des utilisateurs.
Le gros bon sens ou l’intuition ne font pas de nous des designers universels. Ça conduit bien souvent au self-centered design, un piège qui nous laisse croire qu’on peut se passer des utilisateurs sous prétexte qu’on est comme eux ou qu’on les connait bien… D’où le classique « ma femme trouve que » ou « mes enfants pensent ».
Bien que, le persona est un outils incroyable pour générer de l’empathie, il est bien mal utilisé. Là où un persona devrait nous aider à poser les bonnes questions, certains intervenants y verront plutôt des réponses. Or, ces réponses sont purement spéculatives. En fait, à prime abord, être impliqué dans le projet vous rend biaisé. Si vous êtes le product owner, vous êtes encore plus biaisé puisque vous avez votre propre agenda à rencontrer qui est différent de celui de l’utilisateur, soit les besoins d’affaires.
If you work on a development project, you’re atypical by definition. — Jakob Nielsen
Quoi faire alors? Comme expliqué dans le mythe #1, l’ergonome est la personne idéale pour garder un équilibre entre stratégie d’affaires et besoins utilisateurs. Il le fera grâce à de la recherche conduite en amont (ex. entrevus) ou en aval (ex. test d’utilisabilité).
Conclusion
Pour ma part, ce qui m’a donné le plus de fil à retordre est de devoir constamment décrire notre rôle et en prouver sa valeur. Quand une start-up met sur pied une équipe, elle va miser sur l’obtention de résultats tangibles le plus tôt possible grâce à des développeurs ou des ingénieurs. Le marketing et les ventes suivront pour rentabiliser les coûts de développement. Si le produit est un peu moche, on fera intervenir un designer pour pimper le look. Au besoin, si ça bloque un peu dans l’engrenage, on fera appel à un chargé de projet pour que ça roule plus rondement.
Quand fait-on intervenir un UX ou un ergonome?
- Le conseil d’administration exige un niveau de qualité ou de conformité à respecter (ex. en aéronautique).
- Ça va mal et des problématiques surgissent lors de la mise en marché (ex. plaintes de client).
- On est à l’étape de l’étude de marché et de faisabilité (ex. panel d’expert).
Dans ce dernier cas, ce n’est pas l’ergonome pour ainsi dire qui intervient, mais plutôt des gens multidisciplinaires, de différents horizons, ancrés dans les réalités d’affaires, mais avec une ouverture d’esprit sur l’innovation. D’où l’importance de se diversifier plutôt que de se spécialiser, traverser les frontières de différents métiers et mixer les disciplines. Dans cette perspective, l’ergonomie est alors davantage une extension de l’axe TI (ingénieur ou analyste) ou le prolongement de l’axe marketing (stratège ou analyste).